Opinion - 3 octobre 2022

Sobriété, Efficience et Bon Sens

- Photo par Arthur Lambillotte

Ecrit par Bertrand Piccard 4 min de lecture

La crise énergétique actuelle, avec l’obsession de trouver de nouveaux fournisseurs de gaz, me rappelle la réponse des constructeurs aéronautiques à mon projet d’avion solaire : « Impossible, car il faudrait que le soleil donne davantage d’énergie. » Toujours la frénésie de la production, de la quantité. 

Si nous avons réussi Solar Impulse, c’est que nous avons construit un avion tellement efficient qu’il se contentait de ce que le soleil lui donnait.

Bien avant la guerre en Ukraine, on savait que le monde devait se libérer des énergies fossiles, mais la survie de l’humanité face aux changements climatiques pèse visiblement moins lourd que la peur d’une pénurie hivernale. Il y a longtemps que nous aurions dû assurer notre indépendance énergétique avec des sources renouvelables, diminuer le gaspillage d’énergie pour protéger l’environnement. Et soudain il est trop tard. Comme dans l’histoire où le maître Zen répond au disciple qui lui demande quel est le meilleur moment pour planter un arbre : « Il y a 100 ans »…

Alors, devant la raréfaction de l’énergie fossile et l’envolée de ses prix, le mot sobriété quitte le cercle restreint des adeptes de la décroissance pour nourrir le discours des gouvernements. Les citoyens sont encouragés à réduire leur chauffage, leur éclairage, leur vitesse en voiture. Mais ils le feront en continuant à vivre dans des passoirs thermiques, avec des chauffages inefficients et des moteurs thermiques qui gaspillent les ¾ du carburant avec leur mauvais rendement. En d’autres termes, les gens devront consommer moins, mais ils obtiendront un résultat inférieur. Or il ne s’agit pas simplement de consommer moins, mais plus intelligemment.

Économiser l’énergie est une priorité. Mais, aux privations trop souvent associées à la sobriété, je préfère parler d’efficience. Ici, l’objectif est simple : faire mieux avec beaucoup moins. Cela ne signifie pas pour autant lutter contre la sobriété, mais faire preuve de réalisme en privilégiant la transition vers de nouvelles solutions.

Dans la sobriété, la diminution de consommation est due à un changement de comportement. Dans l’efficience, elle est due à une amélioration technique qui permet d’économiser les ressources et d’obtenir un résultat supérieur pour une consommation inférieure.

L’efficience engendre donc une diminution avec un bénéfice, alors que la sobriété engendre cette diminution avec un sacrifice. Bien sûr qu’il faudrait les deux en parallèle, mais admettons que pour convaincre les opposants à l’écologie, pour motiver les mondes industriels et économiques, l’efficience n’est pas associée aux privations comme l’est la sobriété, et elle donne des résultats directement rentables, avec de nouveaux atouts industriels.
 
Au-delà de l’isolation des bâtiments, généralisons l’efficience aux machines industrielles, à la chaleur perdue par les usines et les centres de données, aux réseaux électriques, aux déchets non réutilisés, à la nourriture gaspillée en raison de dates de péremptions trop précoces… Voilà ce qu’il aurait fallu régler depuis qu’on parle de changements climatiques : une modernisation de tous nos systèmes afin d’économiser les quantités énormes de ressources que nous gaspillons entre la production et l’utilisation. Dans un pays comme la Suisse ou la Belgique, le remplacement des ampoules à incandescence par des LED, et des chauffages électriques par des pompes à chaleur, permettrait de fermer deux centrales nucléaires, ou de consacrer leur production à compenser le manque de gaz russe.
Entre sobriété et efficience, il faut aussi du bon sens, et c’est cela que nous attendons de nos élus. Mais comme on a complètement raté le virage de l’efficience, on se met à parler de sobriété, et l’on repousse ainsi la responsabilité sur le citoyen en faisant oublier la culpabilité du politique.
Il est vrai que dans l’urgence actuelle, la sobriété offre l’avantage de résultats immédiats, alors que l’efficience ne donnera des fruits qu’après des années de modernisation.

Et l’efficience a mauvaise presse dans certains milieux, en raison du fameux effet rebond : les économies réalisées permettraient d’acquérir davantage de biens, d’où une utilisation supplémentaire d’énergie et de ressources. On commence même à entendre au nom de l’écologie que nous devrions renoncer à augmenter le pouvoir d’achat. Voilà bien un problème de riches, car les pauvres ne vont pas utiliser leurs économies pour acheter des gadgets, mais pour mieux se nourrir et élever leurs enfants dignement.

De plus, cet effet rebond, s’il existe, arrivera tout autant avec l’épargne due à la sainte sobriété qu’avec celles due à l’efficience technique.

Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que la rentabilité de l’efficience permet un développement économique et social respectueux de l’environnement en luttant contre le gaspillage. Si vous ne me croyez pas, sachez que la fondation Solar Impulse a déjà identifié plus de 1'450 solutions techniques qui le prouvent. N’est-ce pas plus attrayant que les sacrifices présentés comme inéluctables ? Il en va de l’avenir-même de l’écologie… et de l’économie.



Publié en premier dans Le Journal du Dimanche

Ecrit par Bertrand Piccard le 3 octobre 2022

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